La chance

Je me sens un peu vide. Ca me fait toujours ça quand j'arrache un petit moment de solitude, quand j'ai écrit un peu, quand j'ai bu une ou deux bières, tout seul, après une journée de travail, quand tout va bien, que je suis bien, que je suis seul parce que je l'ai bien voulu, quand je ne fais pas les comptes parce que ça ne sert rien et que je n'en ai pas vraiment envie. A quoi bon ? Je n'aime pas dire ça, je suis un militant, mon égocentrisme est assumé, il n'est pas déguisé en nihilisme, enfin je ne crois pas, il est normal, vital, parce qu'il faut bien.

La chance, la chance, la chance, celle de mon milieu et de ma génération. A ma gauche mes conscrites : Britney, Paris et Beyoncé, à ma droite mes enfants, mes soeurs et, elle, ici les photos de famille, des portrait des enfants, des vieilles lettres, des dessins, des pâles copies, des chansons sans mélodies, des textes inachevés. Là mes enfants encore, et ici mon histoire. Les livres que j'ai lus plusieurs fois et les chansons que j'aime. Mes amis aussi, saillant comme des poteaux, des panneaux de signalisation, des indications obsolètes, des GPS non mis à jour depuis des décénies, des fonds de carte incomplets.

J'ai un peu faim. Je n'ai pas lu autant que je voudrais, là les quelques phrases, comme toute à l'heure, et les questions comme pourquoi on fait ça, pourquoi on dit ça, les phrases ça compte, les mots pas vraiments mais les phrases oui, pourtant, je ne sais pas, j'en entends tellement à longeur de journée, j'en dis aussi, alors c'est quoi, l'individuel, le collectif, l'intime et le politique et la chance, la chance, au-delà de ce que je crois il y a ce à quoi je m'autorise à rêver je crois, je ne crois pas à la foi mais à l'imaginaire, c'est ça qui me fait tenir, pour les autres je ne sais pas, ou alors oui mais un autre, honnêtement, nihilisme non mais solipsisme peut-être un peu je dois bien l'avouer, c'est une tendance, une asymptote vers la la solitude alors que bon, la chance, la chance, un crayon, un cahier, une bière et des revenus, une rente sociale, volée, prise par la force, une pensée sectaire, sous influence, rassurante et donnant bonne conscience, manquant de cohérence mais c'est voulu, sinon c'est de la triche, du calcul, de l'affiche, un système de pensée c'est tout ce qu'on déteste hein, comment rester à l'écoute dans ces conditions, moi qui suis si frileux, j'aime la chaleur la langueur, le temps traine et s'éternise, qui se divise toujours par deux parce que je ne peux pas croire que. L'absurde est derrière moi, comme le vingtième siècle, comme la peur mais pas l'envie.

Je me raconte toujours neutre, normal alors que pas du tout, je suis ma classe comme tout le monde, ni plus ni moins, et après c'est tout mais j'aime me raconter des histoires, c'est comme ça que je tiens, je sais pas vous ? Non vraiment je n'arrive pas à y croire, ou alors je ne comprends pas, il me faut toujours du temps, du temps, à ma droite mes parents, souriants gentils et faisant de leur mieux; à ma gauche elle et eux, ma chance, ma chance, on y vient, on va le dire mais pas tout de suite, on m'a dit toute à l'heure que des agences de voyage proposent un voyage en avion permettant de fêter deux foix le même jour de l'an alors tu comprends, quand on me parle d'être sectaire ça me secoue un peu, ça me touche, ça m'agace, ça me met un peu en colère, alors que je pourrais boire une bière à Noaille à Marseille, ou sur la Place du Laureçin à Rennes, ou ici et maintrenant, seul ou avec elle qui sourit malgré sa colère, ou avec eux qui en sont déjà à faire comme ils peuvent, mais ils l'ont aussi je crois, la chance, la chance, la chance, je ne sais pas si je l'espère mais c'est aussi ce que je me raconte, sauf qu'ils sont de la génération suivante, est-ce que je connais le coût de tout ça, le coût réel, payé par celles que je ne vois pas ?

Et tout ça pour rien étant donné que je suis atablé à un bar du centre-ville, sirotant un Jack Daniels, attendant mais pairs un crayon à la main. Elle et mes enfants et celle que je paye et les histoires que je me raconte et l'imaginaire, la chance et les histoires; elle est là et eux aussi, mes enfants, la chance, l'imaginaire

et les histoires

que je me raconte.