Bande son :
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Chroniques des stations, 3
Noûr à la fin du monde
Thi-Huong commençait à perdre espoir. Cela faisait plus d'une demi-journée lunaire qu'ils sillonnaient Mare Sereniatis après avoir reçu le SOS et ils n'avaient toujours pas découvert la moindre trace de la voyageuse. Et ils étaient bien trop au nord, cela rendait tout le monde nerveux.
Le signal d'un appel radio sur la fréquence large la fit sursauter. La voix de la petite Yoko grésilla dans son casque :
— C'est elle ! Je l'ai trouvée, c'est elle, c'est Noûr !
Thi-Huong vit au loin la silhouette de l'enfant à genoux auprès de la forme d'une combinaison allongée dans le régolithe grisâtre. Elle se mit à courir dans leur direction.
1
Le soleil disparaissait derrière les crêtes déchirées, projetant des ombres immenses. Noûr gravissait une pente raide et caillouteuse. Le rayonnement de la Terre illuminait l'atmosphère ténue d'une lueur diffuse, bleutée, qui ramenait à la limite de sa conscience le souvenir de sensations qu'elle n'avait pourtant jamais ressenties, des sensations sous-marines.
Les ancêtres de Noûr avaient vécu et étaient morts sur cette planète figée dans le ciel. Ils avaient couru sous l'énorme poids d'un g, ils avaient lutté contre le vent et les vagues.
Noûr était épuisée par plusieurs mois de marche. Elle avait traversé un désert de pierres grises qui lui avait paru infini, puis elle avait franchi une chaine de montagnes de plusieurs milliers de mètres de haut. Le paysage immobile, immuable, tout d'arrêtes aigues, lui donnait l'impression d'avoir quitté le dôme de la cité depuis des millénaires. A bout de force, elle trouva un espace suffisamment plat et large pour établir son campement. Elle répéta les gestes machinalement : poser son gros sac à dos, en extraire son habitat et le décompresser jusqu'à ce qu'il forme un grand dôme. Brancher le filtre et le générateur. Ouvrir le sas, attendre. Et enfin pénétrer dans sa maison, une tente de voyage qui était le seul endroit où elle ne se soit jamais sentie chez elle.
Noûr dina rapidement des rations habituelles, puis elle se servit une tasse d'une boisson nutritive et s'assit pour consulter sa carte. Elle s'endormit comme cela, assise en tailleur au milieu de sa tente.
Le manque de calories commençait à se faire sentir. Noûr marchait en hallucinant. Les pierres étaient rouges, bleues, jaune fluorescent. Puis tout redevenait gris, sec et précis. Noûr voyait la moindre fissure, le moindre grain de poussière.
Elle marchait dans le désert gris avec sur son dos son énorme sac, pareille à un mollusque arpentant les abysses. L'horizon était déchiqueté par les crêtes qu'elle cherchait à rejoindre, une chaine de montagne dont les pics culminaient à trois-mille mètres. Noûr visait une passe dont elle avait estimé la position aux jumelles. Une fois franchies les montagnes elle pourrait rejoindre le cirque proprement dit et voir de ses propres yeux la Mare Latone, cinquante ans après le cataclysme provoqué par deux habitants des stations et qui avait donné la première impulsion à la colonisation de la Lune.
Noûr avançait comme un robot, à pas réguliers, sans en avoir conscience. Elle pensait à la cité qu'elle avait quittée quelques mois auparavant. Construite à partie des éléments de la station 326, New Lagos avait été la première ville sous dôme de la Lune, et la dernière. Les prévisions de terraformation avaient été trop optimistes. Le taux d'oxygène était trop bas, la biosphère se limitait à quelques lichens. Au moins, il y avait de l'eau, beaucoup d'eau. Le régolithe raffiné servait de base aux matériaux nécessaires à la construction des installations permettant d'héberger la vie humaine. C'était le carburant qui avait fait défaut en premier. En quelques années seulement les échanges réguliers avec les stations avaient été rompus. Les stations vivaient une phase de relative prospérité, mais elles étaient condamnées sur le long terme. La terraformation de la Lune, elle, déclinait. New Lagos n'était peuplée que de quelques centaines d'individus. La cité sous le dôme était devenue une ville morte.
Noûr l'avait quittée pour la solitude plus grande encore des steppes poussiéreuses du désert profond.
Quand elle marchait Noûr avait toujours soif. Elle maintenait son taux d'hydratation dans les normes, mais la traversée du désert gris, désert de pierres et de poussière, provoquait cette soif instinctive, somatique. Elle marchait comme dans un cauchemar, avec la sensation de lutter sans vraiment avancer. Quand elle était petite Noûr faisait souvent l'expérience de l'éternité dans un terrifiant rêve éveillé : elle imagine l'après-vie comme une plaine grise sous un ciel noir, jonchée de pierres, à l'infini. Noûr y voyait la peur de la mort, mais aussi l'angoisse du monde de l'extérieur du dôme. Elle comprenait à présent son caractère prémonitoire.
Elle s'autorisa une pause. Elle posa son sac et s'assit au milieu du paysage infini. Elle contempla la Terre, puis balaya le ciel, la Voie Lactée et les constellations glacées.
Elle se sentait comme le dernier humain. Elle l'était peut-être. Le micro-organisme surgi de nulle part qui avait réduit drastiquement le rendement des fermes lunaires avait peut-être maintenant infecté les gens. Les stations orbitales pouvaient n'être plus que des coquilles vides, si malgré les efforts des équipes psychologiques, leur population avait sombré dans la folie collective qui les menaçait depuis le début. Et sur Terre il n'y avait plus personne.
Ce micro-organisme, qu'on avait appelé par abus de langage le virus, personne n'en avait pu déterminer l'origine. Une mutation de quelque bactérie apportée par les premiers colons. Le dernier coup dur qui avait démoralisé la population sélénite.
Noûr pratiqua quelques exercices respiratoires. Quand elle vivait sous le dôme elle aurait aimé apprendre les rudiments de la méditation mais elle n'en avait pas eu le temps. Il lui avait fallu partir. Comme souvent Noûr essayait d'imaginer la vie sur Terre. Marcher à l'air libre parmi les végétaux, ancrée au sol par un g bien plein, la chaleur du soleil diffusée par une atmosphère changeante, lumineuse et odorante. Pour qui était né sur la station 43 avant d'émigrer sur la Lune, la sphère bleutée qui imposait toute sa présence dans le ciel noir faisait figure de paradis perdu. Et l'air pauvre de la Lune, de paradis raté.
Noûr se releva, saisi et sangla son sac avant de repartir. Derrière elle, ses traces de pas étaient doucement effacées par le vent léger.
2
Alors qu'elle s'apprêtait à installer son campement, Noûr aperçu au loin quelques formes régulières qui rompaient la monotonie de la plaine. Elle continua dans leur direction jusqu'à reconnaitre avec certitude un ensemble d'habitats transportables semblables au sien. Bientôt elle vit aussi quelques silhouettes en combinaison qui s'affairaient doucement autour. En l'apercevant, l'une d'entre elles lui fit un signe de bienvenue et l'invita d'un geste à rejoindre le sas de l'un des dômes.
Noûr savait que plusieurs groupes avaient quitté New Lagos au cours des dernières décennies, pour mener la vie des nomades. Ces communautés avaient des motivations variées, certaines revenaient régulièrement à la ville-dôme, d'autres, on ne les avait jamais revues. Ses hôtes lui apprirent qu'ils sillonnaient les plaines lunaires depuis trente années terriennes. Les enfants de la communauté n'avaient jamais vu la ville.
— Et toi, que cherches-tu ? lui demanda une femme d'une quarantaine d'années appelée Thi-Huong, en lui tendant une tasse d'une boisson chaude aux effluves délicieusement épicées.
Noûr prit quelques instants avant de répondre, respirant le parfum qui émanait de la tasse, profitant de sa chaleur organique et de la simple présence d'autres êtres humains.
— Je cherche l'origine du virus qui impacte les cultures de New Lagos, finit-elle par dire d'une voix devenue rauque de n'être pas utilisée.
— Tu penses qu'il est autochtone ? demanda Thi-Huong.
Noûr crut sentir une tension passagère, un voile vite levé. Un des enfants la fixait du fond du dôme, en dehors du cercle de lumière, assis en tailleur sur un épais tapis.
— Je ne sais pas. L'analyse de la temporalité et de la propagation semble désigner une origine géographique, en tout cas. Dans la région de Sereniatis. Je vais m'y rendre, en passant par une visite à Léto, puis chercher.
— C'est loin au nord, remarqua Thi-Huong. Et c'est une vaste surface à parcourir.
— Personne ne va là-bas, intervint brusquement un homme que Noûr n'avait pas encore entendu s'exprimer. C'est une zone dangereuse, les conditions ne sont pas stables. Nous considérons la zone située au nord du Sanctuaire comme interdite.
Cette sortie fut suivie d'un lourd silence. L'homme reprit :
— La terraformation a eu des effets qui dépassent notre capacité de compréhension. On ne joue pas avec les équilibres naturels à l'échelle d'une planète, fut-elle un satellite désert. Détruire la Terre ne nous a donc pas suffi ? conclut-il d'une voix encore plus basse.
Noûr brûlait d'échanger avec cet homme mais préféra garder le silence, sentant que la tension avait encore monté. La conversation revint sur des sujets plus pragmatiques, Noûr et ses compagnons partagèrent leur expérience de la rude survie à la surface de la Lune. Mais le malaise que Noûr avait perçu mit du temps à s'estomper.
Elle passa trois semaines parmi la communauté, apportant son expertise pour améliorer les petites stations hydroponiques que les nomades utilisaient pour produire leur nourriture, consultant les cartes qu'ils avaient dessinées, et surtout discutant longuement avec les uns et les autres. Ils avaient prévu de reformer leur caravane au début de la prochaine nuit lunaire afin de rejoindre dans l'ouest d'autres communautés nomades pour un rendez-vous périodique, une sorte de foire.
Bientôt Noûr sut qu'il était temps de repartir. Elle fit son paquetage et se mit en route à nouveau. Tandis qu'elle s'éloignait du camp, la silhouette maladroite d'un enfant en combinaison la rejoignit en trottinant. Elle régla sa radio sur la fréquence que l'enfant lui indiqua avec ses doigts, reconnaissant à travers leurs visières la jeune personne qui l'avait fixée sous la tente, le premier soir.
— Tu pars au nord, Noûr ? lui demanda-t-elle avec son regard toujours aussi intense.
— Le nord, oui.
— On a longé la Mare Serienatis, il a une trentaine de jours, lui apprit l'enfant, utilisant comme ceux de sa génération le mot "jour" pour la journée lunaire, environ un mois terrestre. La lumière était bizarre. Certains hommes de la communauté pensent que c'est une zone contaminée.
— Et toi, qu'en penses-tu ? demanda Noûr, amusée par le sérieux de l'enfant.
— Je pense que c'est la maison des esprits, répondit-elle avec aplomb. Tu vas aller voir les esprits. J'espère qu'on se reverra. Tu me raconteras.
— Je te raconterai oui, dit Noûr en souriant. Comment t'appelles-tu ?
— Yoko.
— Au revoir, Yoko.
Noûr reprit sa marche solitaire.
3
Les premières études avaient permis de cartographier le relief d'une bonne partie de la surface lunaire, mais personne n'avait pris soin de documenter les passes praticables à pieds. Noûr remontait une vallée, escaladait le fond d'un ravin pour souvent devoir faire demi-tour, trouver une autre voie. Elle avançait lentement mais prenait chaque jour de l'altitude. Elle franchit une première série de crêtes coupantes et irrégulières comme la lame d'un couteau ébréché, pour se tenir au bord d'une gorge de plusieurs kilomètres de profondeur, avec en face de nouvelles crêtes plus élevées encore. Passer cette chaîne de montagnes prendrait des semaines, la Mare Latone était bien protégée. Le Sanctuaire, la Source, ce lieu mythique avait plusieurs noms, certains sélénites disaient même l'Océan.
Personne n'avait jamais fait le voyage par voie terrestre. Et quand le carburant vint à manquer on cessa de s'y rendre.
Noûr installa son campement sur un promontoire, nid d'aigle adossé à la paroi et qui surplombait les milliers de kilomètres qu'elle venait de parcourir. Bien qu'elle n'en eut jamais vu d'autres, Noûr savait par instinct que l'horizon de la Lune était anormalement court. New Lagos n'était plus visible depuis si longtemps.
Les déformations de sa vision était monnaie courante à présent. Rochers mouvant, pulsant, dédoublés, aux couleurs irisés. Le paysage était plus dévasté que tout ce qu'elle avait déjà traversé. Des blocs de pierre comme tombés du ciel entravaient sa marche, l'obligeant à faire de longs détours. Elle se rendait compte qu'elle prenait globalement de l'altitude, à force d'escalader des montagnes de débris rocheux, de franchir des vallons comme taillés à coup de hache, de gravir des moraines rocailleuses. Le taux d'humidité de l'atmosphère était en hausse constante.
Après quelques heures de sommeil, en sortant de son abris, Noûr fut éblouie par la réverbération de la lumière du soleil sur une étendue de givre. La lumière était éclatante, au point qu'elle dû renforcer la teinte de la visière de son casque. Elle fit un tour sur elle-même pour embrasser tout le plateau sur lequel elle avait décidé de s'installer pour dormir. Au loin se dressait la dernière barrière rocheuse qu'il lui restait à franchir. Noûr démonta son dôme, remis son sac sur son dos et repris sa marche, dans un désert blanc plutôt que gris.
Elle continuait à prendre de l'altitude. Elle marchait maintenant dans une épaisse couche de neige. La nuit était tombée, elle durerait l'équivalent d'un mois terrestre au cours duquel la température allait chuter de plus de deux-cent degrés Celsius. Le croissant de Terre était fin, Noûr gravissait un col à la puissante lumière de sa lampe pectorale. La neige rendait le paysage encore plus calme, plus immobile. Comme toujours, une fois arrivée à la passe qu'elle visait, Noûr vit d'autres crêtes, puis au-delà, d'autres encore.
Noûr marchait au fond d'un profond canyon. Elle progressait péniblement, à la lumière de sa combinaison. La nuit était figée et silencieuse. Noûr avait froid. Elle n'était plus tout à fait sûre d'être vivante, elle se minéralisait. Elle était un rocher encore mobile parmi d'autres qui avaient renoncé.
Le ravin commençait à s'évaser. Noûr aperçut brièvement la Terre, bientôt voilée par une nuée de poussière. Ces déplacements d'air était la preuve que ce monde n'était pas tout à fait mort, que la terraformation ratée n'avait pas été sans effet.
A mesure que le canyon s'élargissait, le terrain devenait plus accidenté et la montée plus raide. Le jour revenait enfin, les premiers rayons du soleil affleurait au-dessus des crêtes. Après deux heures d'une ascension pénible Noûr finit par atteindre un ultime col d'où elle put enfin embrasser le panorama spectaculaire du cirque, un cercle de montagnes de deux-cents kilomètres de diamètre. Et à ses pieds, deux-mille mètres plus bas, la Mare Latone.
La surface du cirque était recouverte par un lac immense, recouvert de vapeurs. En son centre se dressait une pyramide de glace, rendue étincelante par les rayons obliques du soleil levant. Un gigantesque iceberg, voilà à quoi ressemblait la partie de la comète écrasée qui n'avait pas encore fondue.
Noûr contempla ce spectacle un long moment. Comme tous les enfants des stations elle n'avait jamais vu la mer. Puis elle attaqua résolument la descente, ignorant la fatigue, et enfin posa le pied sur l'épaisse couche de régolithe poudreux de la plaine immense. Cette étendue était balayée par les vents et Noûr voyait au loin à la surface de la mer des nuées de glace et de poussière. La masse blanche de Léto dans le lointain, le vent givré, la mer sans vague, le soleil qui n'en finissait pas de se lever, qui en aurait pour des jours, sous la lumière bleue du disque terrestre, tout était si différent du désert gris des premières semaines de son voyage.
Elle s'approcha du rivage et observa l'horizon, avec au loin la montagne de glace qui surgissait des flots, Léto drapée de vapeurs aux reflets arc-en-ciel. Noûr déposa son sac et s'engagea dans le lac. La pente était douce, elle marcha un long moment avant que le niveau de l'eau atteigne sa taille, recouvre sa lampe pectorale puis affleure la visière de sa combinaison. Le fanal de sa lampe illuminait l'eau par en-dessous. Elle continua sa marche jusqu'à disparaitre sous la surface.
Noûr marchait sous les eaux. Au bout de deux heures elle vida partiellement ses ballasts jusqu'à ce que ses pieds quittent le sol. Puis elle commença à nager maladroitement. Elle n'était pas sûre de vraiment avancer, mais faire les gestes lui suffisait, elle battait des jambes et brassait des bras, instinctivement, dans l'eau limpide et illuminée, progressant rêveusement comme un poisson-lanterne. Elle finit par remonter à la surface et se laissa flotter sur le dos encore un long moment, sous la lumière de la Terre et les étoiles figées.
Noûr choisit de contourner la Mare Latone* par l'ouest. Elle longea le grand lac pendant plusieurs jours, puis à l'extrémité opposée elle laissa la forteresse de glace illuminée derrière elle pour quitter le cirque en traversant une nouvelle fois les crêtes déchirées. Après trois semaines d'errance dans cette désolation, Noûr ne savait plus si elle quittait *Mare Latone ou si elle était encore à sa recherche. Elle ne savait plus vraiment ce qu'elle cherchait, ni même qui elle était. Elle marchait, passait un col, longeait des crêtes avant de redescendre, recommençait. Mais elle montait toujours, et enfin elle franchit la dernière arrête et finit par atteindre la plaine. La mer n'était plus qu'un rêve, Noûr reprit sa marche à la surface grise de la Lune.
4
Si franchir les crêtes qui protégeaient certains cirques était éprouvant physiquement, la marche à travers les plaines immuables des jours durant plongeait la voyageuse dans une somnolence permanente dont elle ne sortait plus que rarement. Noûr avait depuis longtemps perdu la notion du temps. Elle avait renoncé à suivre des cycles de sommeil réguliers, comme quand elle vivait sous le rythme artificiel de New Lagos, basé sur les rythmes terriens. Cela accentuait sûrement l'état de semi-hallucination dans lequel elle était continuellement plongée. Elle marchait en dormant, et dans son sommeil elle rêvait qu'elle marchait. Malgré tout, elle exécutait machinalement les gestes de survie : monter son dôme pour dormir, boire, se nourrir.
Noûr gravissait une colline en pente douce. Ses instruments lui indiquaient un taux d'humidité supérieur à la normale, proche de celui qu'elle avait observé aux abords de la Mare Latone. Mais elle avait perdu toute confiance en ses sens, sa vie se déroulait maintenant dans le royaume des rêves. Ici, la lumière aussi changeait, elle se faisait plus diffuse.
Noûr atteignit le sommet de la colline, elle abordait un plateau, au-delà duquel s'étendait une vallée évasée qui allait en s'élargissant. Sa vision se troublait. Le ciel prenait une teinte bleutée et les étoiles se faisaient moins nombreuses. Noûr décida de monter son dôme pour l'accorder quelques heures de sommeil.
Elle descendait dans le vallon. Si elle avait eu un but, une quête qui justifiaient sa présence ici, à la limite du pole septentrional de la Lune, elle les avait oubliés depuis longtemps. Les rochers autour d'elle lui semblaient luire d'une coloration verdâtre. Noûr en caressa un de sa main gantée, déclenchant l'envol d'un nuage de spores d'un jaune sale. La roche était couverte de lichens, de même que le sol sous ses pieds. La lumière venait de partout à la fois. Noûr marchait sur des sols qui avaient dépassé le stade minéral, elle foulait une sorte de mor qu'elle sentait crisser sous ses pieds, qui parfois même lui semblait moelleux. Les lichens étaient plus épais, la lumière faisait tout briller, l'air scintillait comme s'il était composé de plein de choses différentes, de matières gazeuses, de particules en mouvement, douées d'initiative.
Il n'y avait d'ailleurs presque plus d'étoiles. Le sol était pratiquement plat, elle cheminait entre des structures arborescentes, à l'aspect si organique, dotées de branches. Le vent mettait tout en mouvement. Le soleil brillait dans un ciel indigo, au lieu de l'habituel cercle froid il y avait un orbe rayonnant qui diffusait une chaleur que Noûr ressentait même à travers son scaphandre. Son pied s'enfonçait dans un tapis organique, structuré en brins vert et mouvant. Son pied s'enfonçait dans la terre. Noûr marchait dans l'herbe. Elle évoluait parmi des arbustes frêles, au soleil, éblouie. Elle était obligée de cligner des yeux pour continuer à observer son environnement, à cause de la lumière et parce que sans cesse des petits insectes zigzaguaient devant elle et cela lui faisait peur.
Sur sa droite serpentait un cours d'eau. Noûr était prise de vertiges mais elle continuait à marcher. A limite de son champ de vision, un mouvement attira son attention. Deux silhouettes venaient à sa rencontre.
Un homme se tenait devant elle. Il avait la peau très sombre, portait une courte barbe blanche. Sa peau était tannée, Noûr pouvait en saisir tous les détails étant donné qu'il ne portait ni casque ni combinaison. L'air vibrait maintenant, tout brillait. L'homme adressa quelques mots que Noûr ne put entendre à celle qui l'accompagnait, une femme à la peau blanche, aux cheveux blonds attachés en chignon. Derrière eux Noûr devina un bâtiment, peut-être une maison. Un enfant vêtu d'une simple tunique la fixait depuis l'encadrement de la porte.
La femme lui fit des signes qui se voulaient rassurants, l'invitant par gestes à retirer son casque.
5
— C'est elle ! Je l'ai trouvée, c'est elle, c'est Noûr ! hurlait la jeune Yoko dans la radio de sa combinaison, réglée sur une fréquence de diffusion large afin que tout le monde puisse l'entendre.
L'enfant se jeta aux coté de la silouhette allongée. Le corps de Noûr gisait face contre terre parmi les lichens, dans cet environnement étrange, dont l'air avait des caractéristiques improbables. Sa combinaison semblait intègre bien que recouverte d'une poussière brune.
Yoko avait reçu un message incompréhensible, diffus, sur sa fréquence personnelle une quinzaine de cycles auparavant, mais elle avait su reconnaitre un SOS. Les membres de la communauté avaient décidé de partir à sa recherche. Ils avaient atteint la limite extrême qu'ils s'étaient fixée, puis l'avaient franchie, de quelques centaines de kilomètres vers le nord. Yoko savait qu'ils ne seraient pas allés plus loin dans la zone contaminée, ils n'auraient pas fait un pas de plus en direction de la maison des esprits.
La triangulation était grossière, mais après une quinzaine de cycle de recherche ils avaient enfin retrouvé Noûr, ou son corps.
Thi-Huong pressa quelques touches sur le bras de la combinaison de Noûr puis déclara :
— Elle est en vie. Elle est à bout, elle est déshydratée et épuisée mais elle s'accroche encore. Aidez-moi à la porter jusqu'au dôme. Doucement !
Yoko remarqua que le poing de Noûr était serré sur un petit objet cylindrique. Tandis que les adultes soulevaient le corps, Yoko put voir que c'était une capsule de facture ancienne, avec une mention imprimée en caractères démodés : M-727.
Yoko veilla Noûr les jours suivants, autant que les adultes le lui permettaient. Noûr avait failli mourir de déshydratation. Thi-Huong estimait aussi qu'elle avait traversé des épisodes de grand stress. Noûr reprenait des forces, mais elle dormait beaucoup et lorsqu'elle semblait prendre conscience de son environnement, ses paroles n'étaient pas cohérentes.
Une nuit, alors qu'elle s'était assoupie à son chevet, Yoko fut réveillée par un appel, Noûr soufflait son prénom, doucement, mais d'une voix bien plus claire qu'au cours des dernières semaines.
— Yoko ? C'est toi, Yoko ?
— Noûr ! dit simplement Yoko essayant de distinguer son visage dans l'obscurité. Tu es revenue !
— Je suis revenue, oui. J'ai vu les esprits. Je suis venue de raconter.
Yoko sourit, sentant des larmes venues de nulle part lui caresser les joues. Elle serra sa couverture autour de son corps pour écouter Noûr lui raconter son histoire.
« J'ai trouvé l'origine du virus. Le foyer se situe au nord de Sereniatis, là où je pensais le trouver. Il provient à l'origine d'un micro-organisme qui dormait au creux d'un vallon de la Lune avant notre arrivée, et que les efforts de terraformation ont pour ainsi dire ramené à la vie. Lorsque les conditions atmosphériques ont commencé à changer, il s'est développé extrêmement rapidement. Il est entré en symbiose avec les premiers lichens. Sur une zone de quelques centaines d'hectares, il a formé une sorte de dôme atmosphérique, sous lequel l'air a pu se densifier, l'humidité se concentrer, la végétation se développer. On peut respirer sans combinaison, là-bas, Yoko. Il y a des champs, des arbres, une rivière. A la surface de la Lune.
Des gens vivent là-bas. Une poignée d'hommes et de femmes, leurs enfants. Je les ai vus. Mais j'ai eu peur, Yoko. J'ai eu peur des esprits, j'ai cru qu'ils voulaient s'emparer du mien, tout était si irréel, depuis déjà de longues semaines, depuis que j'ai quitté New Lagos pour marcher seule dans le désert. Je suis partie en courant, j'ai cru que j'étais folle, en fait j'ai cru que j'étais morte. Mais l'homme m'a rattrapé, il a pris mon bras. Il m'a souri, et il m'a simplement remis cette vieille capsule avant de me laisser fuir avec un signe amical. Tu l'as retrouvée, cette capsule, n'est-ce pas Yoko ? Elle existe vraiment, je la serrais encore dans mon poing quand on m'a retrouvée ?
J'ai reconnu cet homme. Tout le monde connaissait son visage quand j'étais enfant, sur la station 43. Il s'appelle Elyon. Il avait aidé Julie Illitch à écraser Léto sur la Lune pour en assurer l'approvisionnement en eau. Ils doivent avoir plus de cent ans maintenant. Et dans ma fuite j'ai aperçu une autre femme, je suis sure d'avoir reconnu leur amie Nina.
Regarde cette capsule, Yoko. Elle porte le numéro M-327. C'est un petit conteneur résistant au vide, de ceux qu'on trouvait sur les anciens modules individuels. Il y a bien longtemps, un module, numéroté 727, a quitté la Terre pour rejoindre les étoiles. Sa pilote emportait avec elle des échantillons d'un micro-organisme né de l'effondrement de l'écosystème terrien, avec l'objectif d'ensemencer une lointaine exoplanète. Mais en passant près de la Lune, Sacha y a projeté quelques-uns de ses précieux spécimens, imaginant que si un jour l'humanité décidait de s'y établir, les propriétés extraordinaires de cet organisme faciliterait la transformation de l'environnement.
Elle n'avait sans doute pas imaginé que certaines mutations affecteraient les cultures de la première cité-dôme. Son geste aurait pu se conclure par un désastre. Mais Sacha avait raison. Grâce à elle, bientôt, on va courir à l'air libre, Yoko. On va nager dans les vagues. »