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metatitle: "Dans un monde où tout est faux, pratiquons le headbang" metadescription: "Je ne veux pas vous plaire, mais vous secouer jusquau headbang. Manifeste contre le web rose bonbon et formaté."

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Dans un monde où tout est faux, pratiquons le headbang

Désormais tout est fait pour nous plaire, nous séduire, nous caresser dans le sens du poil. Nos goûts, attentes, désirs sont analysés, nos intentions et décisions anticipées pour nous servir au moment opportun les produits et les informations les plus agréables. Mais nous pourrions devenir les grains de sable qui crissent sous la dent. Être ceux qui ne devraient pas être.

nos intentions et décisions anticipées

Hier, j’ai croisé un ami YouTuber. Il n’a fait que me parler de son nombre de vues et des stratégies qu’il mettait en place pour les augmenter, sans jamais évoquer ce qu’il pourrait raconter de dérangeant, de profond, d’utile, de surprenant. Son seul désir : plaire, ne surtout pas choquer ni les sponsors ni les spectateurs. Participer à la lignification générale dans un meilleur des mondes en déroute écologique et philosophique. Ne surtout pas partager ses pensées, les garder pour lui, et finir par ne plus penser, parce que penser devient séditieux.

Une double injonction : plaire et produire de plus en plus, inonder de contenus, lutter contre les autres producteurs, mais avec la même stratégie qu’eux : satisfaire, combler un vide, alors que le vide est nécessaire pour qu’un mouvement soit possible. Où aller quand ça déborde de partout ? Il me suffit d’ouvrir Netflix pour avoir envie de dégueuler. Un amoncellement de vignettes clinquantes empilées les unes sur les autres. Idem sur YouTube, avec des shorts hypnotiques plus cons les uns que les autres. Je ne supporte plus ce monde, non seulement parce que j’en suis la victime, mais parce que vous en êtes les victimes.

Je ne veux pas vous plaire. Si vous restez sur les réseaux sociaux manipulateurs, je me demande pourquoi vous êtes encore là avec moi. Suis-je la dose d’acidité nécessaire dans un plat par ailleurs trop gras ou trop sucré ? Je me rêve en piment, en casseur d’ambiance, en tue-l’amour, en rabat-joie, en emmerdeur public…

Mais pas du genre qui emmerde avec humour, qui emmerde avec des paillettes, qui emmerde en faisant plaisir, je veux vous plonger dans le noir de notre époque, je veux vous secouer, je veux vous réveiller, parce que sinon je n’aurai plus personne avec qui discuter. Je ne sais pas si vous appréciez le spectacle contemporain, mais je le prends en pleine gueule dès que je croise un de mes semblables. Quelle idée reçue sur Facebook ou YouTube me recrachera-t-il ? Quelle vidéo à la con me partagera-t-il ?

Quand ça marche

Ma vision du monde social en ligne s’est réduite à Substack. Quand je vois un Substacker afficher la courbe vertigineuse de la croissance de ses abonnés, je cours voir ses publications. Et c’est rose bonbon, écrit entre 50 et 100 % par IA, c’est des trucs de développement personnel professés par des élèves de maternelle, des conseils d’écriture pour qui n’écrira jamais qu’en rêve, des stratégies marketing pour qui n’a rien à vendre, des techniques de productivité pour procrastinateurs professionnels, du coaching de vie par des paralysés du bulbe, des guides pour devenir millionnaire publiés depuis une chambre de bonne, des Kamasutra fantasmés par des puceaux, du storytelling sans histoire, de la sagesse ancienne reformatée en bullet points pour cerveaux en mode avion.

Je ne comprends plus notre époque. Tout ça ne me fait plus rire parce que le second degré n’existe plus. C’est rose parce que le rose attire l’œil et rassure. Les podcasteurs parlent avec des voix suaves pour ne pas agresser. Je les accélère en x2 pour ne pas m’endormir et en même temps je fais autre chose. Tout a été codifié, sortir du code revient à disparaître.

Le web a été atomisé, réduit en miettes, passé au rouleau compresseur pour que tout s’y ressemble, visuellement comme le dénonce Arnaud Pessey dans un article manifeste, mais aussi intellectuellement. Tout a été normalisé : les couleurs, les maquettes, la créativité, mais aussi les positions… Chacun semble y jouer un rôle archétypal avec une rigueur inhumaine. Peut-être suis-je le grincheux de service ? Peut-être suis-je incapable d’en sortir ? Peut-être que moi aussi je m’enferme ?

Arnaud Pessey dans un article manifeste
Mes abonnés thumb

Je ne crois pas, sinon ma courbe d’abonnement Substack ne ferait pas de la tachycardie et s’élèverait comme celles des newsletters lénifiantes, répondant à une attente de caresses du public — le fasciste attend la caresse fasciste, ça va de soi, la caresse peut être violente et horrible du moment qu’elle ne force pas à reconsidérer ses positions ou à les questionner.

De moins en moins de personnes acceptent les secousses esthétiques ou intellectuelles. Quand tu fais ça, tu blesses, déranges, agaces, énerves comme le monde qui déraille et sur les déraillements duquel il est préférable de fermer les yeux. Tu ne gagnes pas de like, même si, des mois plus tard, une lumière s’éclairera sans qu’aucun lien ne soit fait avec toi. J’ai encore cet espoir. Ma cible devient les derniers masochistes de l’âme, ceux qui aiment la sentir brinquebaler dans leur crâne.

Julien Delorme, dont j’apprécie les analyses de l’édition indépendante, cite un passage frappant de Metal de Jānis Joņevs :

cite un passage frappant de Metal de Jānis Joņevs
L’idée de base du headbang, c’est de parvenir à la transe via la manière forte, en partant à l’assaut de la citadelle de sa propre conscience, à savoir, de son propre cerveau. En hochant la tête avec l’intensité requise, la purée neuronale se trouve projetée contre les parois de la gamelle, et notre administration interne parvient momentanément à se libérer des pensées qui l’occupent, à toucher l’existence de la façon la plus directe qui soit. En bref, de la méditation.

Je crois que j’ai toujours poursuivi le headbang, la reconfiguration des neurones, le parasitage des pensées, la distorsion des perspectives. Voir de côté, de travers, à l’envers, regarder derrière le miroir. J’essaie parce que chaque fois que j’établis un lien entre deux images, deux concepts, deux sensations, une petite étincelle en moi s’illumine et me procure du plaisir. Je ne doute pas que vous fonctionnez comme moi.

C’est du anti-scrolling : au lieu de faire défiler et de liker avec un sourire béat, s’arrêter, faire la grimace, se faire mal à la tête, en chasser le brouillard qui l’engraisse de cholestérol cérébral, injecter du jus dans les circuits, se mettre à danser intérieurement. Pour ça, impossible de chercher à plaire comme le fait mon ami YouTuber. Je ne vais pas prêcher une authenticité idéalisée, mais une forme de désobéissance aux exigences des algorithmes. Parce que la lignification s’est installée pour satisfaire leur logique de filtrage, de classification et d’autogénération.

Nous avons été schématisés, rangés dans des cases, et les contenus doivent être produits pour ces cases. Le génie désormais est purement marketing : s’adresser à la bonne case, ne surtout pas en déborder, ne surtout pas appliquer à l’une les règles d’une autre. Ne surtout pas se comporter en chien fou dans un jeu de quilles. Alors ne pas être classifiable revient à disparaître, et c’est appréciable dans ce monde où tout ce qui est visible devient trop gras et trop sucré.

Je n’ai jamais donné d’autre nom à mon site que le mien, parce qu’un nom l’aurait déjà transformé en produit, définissant mécaniquement une cible. Je ne suis pas un produit, juste un humain qui survit dans un monde en déroute. Je dis ce que je pense, quitte à me contredire. J’expérimente, quitte à me tromper. Je ne cache pas ma fragilité, mon incertitude, tout en essayant de faire preuve de détermination. Ma plus grande peur : finir par manquer d’énergie, me ranger dans une case… Ce serait si confortable de répondre aux exigences des machines, mais je ne supporterais pas longtemps de vivre sans headbang, et sans tenter d’en provoquer chez vous. J’attends en retour que vous me secouiez les méninges. Soyons inconfortables les uns envers les autres. Fatiguons-nous, épuisons-nous, emmerdons-nous, mais vivons, bordel.